vendredi 18 novembre 2022

ANSELM KIEFER AU PALAIS DES DOGES, VENISE

 

"C’est la très vaste Salle du Scrutin, attenante à la Salle du Grand Conseil, qu’a investie Anselm Kiefer au Palais des Doges. Construite entre 1420 et 1440 sous le règne du doge Francesco Foscari, elle aurait dû initialement servir de bibliothèque, avant d’être dévolue aux élections rythmant la vie de la République, à commencer par celle du doge. Son plafond fut exécuté après le grand incendie de 1577 qui la ravagea, ainsi que la Salle du Grand Conseil. Réalisé par le peintre cartographe Cristoforo Sorte, il glorifie les victoires militaires de la Sérénissime, à l’instar des peintures de batailles décorant ses murs.

L’installation d’Anselm Kiefer en masque entièrement les parois, à l’exception du plafond et des fenêtres ; elle a été commandée en 2019 par la Fondazione Musei Civici di Venezia pour la cinquième édition de MUVE Contemporaneo, une biennale dans la Biennale d’art de la ville, qui offre aux onze musées vénitiens de la fondation la possibilité d’exposer des grands noms de l’art des XXe et XXIe siècles, en lien avec leurs collections. Au Palais des Doges, la volonté de MUVE et des deux commissaires de l’exposition était de montrer que le symbole par excellence de la Sérénissime n’était pas seulement un lieu de mémoire figé, mais au contraire vivant et toujours capable de rester à l’acmé de la création contemporaine. Trois siècles après ce fameux incendie de 1577 et du concours qui s’ensuivit sur le thème du paradis pour faire renaître de leurs cendres les décors partis en fumée, s’offrait donc à Anselm Kiefer, pourtant habitué aux installations monumentales, un redoutable défi : se confronter aux grands maîtres de la peinture vénitienne, tels que Tintoret, Véronèse, Francesco Bassano ou Palma le Jeune.

L’artiste a choisi en titre de son installation une citation du philosophe vénitien Andrea Emo (1901-1983) Questi scritti, quando verranno bruciati, daranno finalmente un po’ di luce (Ces écritures, quand elles brûleront, apporteront finalement un peu de lumière) – autrement dit, toute création est éphémère et disparaît dans l’épaisseur du temps pour laisser d’autres briller en surface : comme l’a été la fresque de Guariento di Arpo, Le Couronnement de la Vierge entourée des hiérarchies célestes, brûlée en 1577, dont les vestiges restaurés précèdent, dans la visite du palais, la Salle du Grand Conseil qu’elle ornait, comme le sont les peintures de la Salle du Scrutin masquées par celles de Kiefer, comme le seront les siennes à la fin de la Biennale." 
Jeanne Fato





 "Comme à son habitude, Anselm Kiefer amalgame l’Histoire – ici l’histoire locale de la Sérénissime – avec un ensemble de mythes ou de paraboles bibliques, par des allers-retours entre le local et l’universel. À un niveau local, la peinture située sur le flanc droit de la salle fait référence aux multiples incendies qui ravagèrent le Palais, en particulier celui de 1577, suite auquel la Salla dello Scrutinio fut reconstruite et décorée en hommage aux victoires militaires de Venise (La bataille de Lepante y côtoie celle des Dardanelles ou encore la victoire vénitienne sur les Turcs en Albanie). Ce tableau de Kiefer illustre sans équivoque la ville en proie au flammes, surmontée du lion de Saint Marc, symbole de la ville.

Sur le tableau central situé au fond de la salle, une composition figure en majesté une échelle verticale. Il ne serait pas surprenant d’y voir une échelle de Jacob tant Kiefer nous a habitué aux références judéo-mystiques. Là encore, elle s’élève au-dessus d’un paysage humide et incertain que l’artiste représente en y incluant de la matière organique et minérale. Par le soin qu’il apporte aux textures de ses œuvres, Anselm Kiefer arrive à faire dialoguer le détail avec les compositions dans leur ensemble. Là où d’autres artistes auraient pu se perdre dans l’immensité de tels formats (près de 6 mètres de haut) Kiefer livre une installation qui s’admire de loin, puis s’explore de tout près.

À trop souvent saluer le florissant commerce vénitien, on oublie que ses habitants se sont aussi élevés par l’artisanat, le travail de la main et du corps, sur les îles alentours (le verre à Murano, la dentelle à Burano) et la terre ferme toute proche. C’est ce que semble célébrer l’artiste quand il fait figurer d’innombrables silhouettes, représentées par des vêtements de travail et des faux ou autres outils.

Sur les autres murs, Anselm Kiefer semble vouloir raconter l’envers des enjeux militaro-politiques de Venise et ses conséquences sur les populations. L’exil y est une figure proéminente. Elle transparait dans une autre composition, incluant une caravane de chariots, vélos et tricycles chargés de marchandises. Cette file indienne semble voler au-dessus d’une saisissante perspective de champs boueux, à la matérialité toute palpable. Référence, peut-être, au mythe originel des Vénitiens, peuple de migrants fuyant les Huns, puis les Ostrogots et les Lombards pour s’installer dans ce marécage hostile, qu’ils ont changé en cité prospère à force de labeur et d’ingénuité. Pour nous, cette fresque évoque le livre et le film qui en est tiré, la Route avec en particulier ce chariot de supermarché que l'homme et son enfant poussent avec les quelques objets qui leur restent. La Route est l'adaptation du roman d'anticipation de Conrad Mc Carthy«La route», ouvrage ayant eu le privilège, rare pour un tel roman, d'être un succès de librairie ainsi qu'une réussite littéraire saluée par la critique et le prix Pulitzer ! Sa réalisation a été confiée à John Hilcoat, réalisateur australien.

 

De Van Gogh, Kiefer a gardé les immenses étendues de champs de blé, mais qui semblent avoir été le théâtre de guerres et de destructions.

Des branches calcinées recouvrent toute la surface de la toile ainsi que des matières épaisses composées de peinture, d’herbes et de tournesols séchés. Des livres presque entièrement brûlés sont fixés à différents endroits, sans doute ce qui reste de la culture après la folie destructrice des hommes ?

Les quatre murs, à l’exception des fenêtres, sont entièrement recouverts de toiles immenses, des fresques à la manière des grandes batailles de la Salle du Conseil, mais revisitées par l’artiste. Aux confrontations de chevaux et d’épées, Kiefer impose ses visions issues de la guerre de 40 qui a marqué l’enfant allemand qui a joué dans les ruines des bombardements. On distingue un U boat. Sur le mur d’entrée, encadré par deux anges dorés et noircis, un champ dévasté au milieu duquel une échelle mal en point tente de grimper. Si c’est « L’Échelle de Jacob », elle aura du mal à rejoindre le ciel car elle est très usée et composée de parties d’échelles mal fixées entre elles. Cette échelle a probablement dû être utilisée pendant des années par l’artiste qui semble l’avoir abandonnée là, fixée (immortalisée ?) sur sa toile.
Au-dessus du champ, au milieu de masses de matières étalées figurant un ciel troublé et menaçant, sont collées des chaussures (celles du peintre ?).








Anselm Kieffer est cher au cœur des ardéchois du Sud car il a vécu longtemps à Barjac dans le Gard plus ou moins bien accepté par les habitants du coin.

"Mon emménagement à Barjac s’est effectué en 1992. (…) Dans les débuts de mon installation, tout ce qui a vu le jour ici a été réalisé à partir de ce que j’avais apporté d’Allemagne : photos, livres, tableaux inachevés, de même que les matériaux, notamment le plomb provenant du toit de la cathédrale de Cologne. (…) Je me suis mis à construire avec une réelle énergie, que j’imagine proportionnelle à l’envie de m’approprier les lieux. J’ai construit des routes, des bâtiments, planté des arbres, semé des plantes, tracé des enceintes… Et puis, un jour, j’ai eu l’idée des tunnels. Comme il n’y avait rien à voir en surface, je suis allé dans les profondeurs. C’était à vrai dire non pas une idée, mais plutôt un réflexe." Aujourd'hui, il est possible de visiter la Ribaute, atelier-résidence de Kieffer à Barjac.

 Eschaton-Fondation Anselm Kiefer a pour mission de promouvoir l'héritage artistique de son fondateur, Anselm Kiefer, tout en conservant et cataloguant ses archives et en préservant La Ribaute, son ancien atelier-résidence à Barjac, en France, pour les générations futures. Eschaton encourage l'appréciation et la compréhension de l'art contemporain en organisant et en soutenant des expositions, en facilitant les projets de recherche et les publications, et en présentant au public les œuvres de Kiefer ainsi que celles d'autres artistes à La Ribaute. Le nom de la Fondation, Eschaton, fait référence à la nature cyclique de la vie et au concept selon lequel la création et la renaissance naissent des ruines et sont rendues possibles par la disparition et la destruction, un leitmotiv important dans la pratique artistique d'Anselm Kiefer. 

Avec Simone Leigh à la Biennale, l'expo Anselm Kieffer au palais des Doges est le sommet de ces 5 jours passés en septembre à Venise..

 

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